Au-delà de son parcours incroyable, Alain Passard fascine par sa vision. Lorsqu’il a décidé de faire la place belle aux légumes dans son restaurant, il a surpris l’ensemble de la profession. Aujourd’hui, il milite pour un retour au vrai, au respect des saisons et il veut faire du légume un grand cru. Rencontre avec un chef qui fait évoluer la gastronomie.
« J’ai eu beaucoup de chance dans ma vie, c’est qu’à 14 ans, j’ai mis le doigts sur cette belle aventure qu’est la cuisine, qu’est ce beau métier, cette aventure. »
Pour vous faire vivre cet échange (presque) comme si vous y étiez, j’ai choisi de vous retranscrire les mots d’Alain Passard, pour ne pas dénuer son message de sa substance et vous faire profiter de sa spontanéité.
Histoire rapide de l’Arpège.
« Ouverture en 86, 3 étoiles en 96, l’Arpège était alors une rôtisserie où on venait pour le tissu animal. Et puis en 97-98, j’ai une véritable rupture pour la cuisine que je fais. J’étais allé au bout de cette cuisine animale qui nous a permis d’avoir 3 étoiles, qui m’a procuré beaucoup de plaisir, mais bon c’est vrai que curieusement, jusqu’à cette époque, j’avais un peu ignoré le légume. On passe toujours un peu à côté. J’ai été formé par des grands chefs qui nous parlent plus facilement d’un beau turbot, d’une belle poularde que d’une belle carotte ou d’un beau navet. Mais toujours est-il que je fais une rencontre… »
La cuisine légumière.
« Je fais une rencontre avec cette cuisine végétale, qui m’impressionne, et qui me plait énormément car j’ai une autre passion dans la vie c’est la peinture. Je fais énormément de collages, j’aime la couleur. Pour moi la couleur est une source d’inspiration très forte et en fin de compte en m’adressant à la cuisine légumière je me rends compte que je me rapproche de mon loisir.
Je prends alors la décision d’enlever de la carte de l’Arpège tout ce qui nous a permis d’avoir 3 étoiles et je repars en apprentissage. Je change de métier. C’est une autre aventure et je trouve un véritable confort dans tout ça. Je redécouvre ce que la nature a écrit. Je n’avais pas encore mes potagers. Le fait de passer du tissu animal au tissu végétal me redonne un grand enthousiasme, une joie de vivre et énormément de plaisir. Donc je repars en apprentissage, je travaille mes recettes, et je mets au service de la cuisine légumière, tout mon savoir-faire de la cuisine animale, ce côté rôtisseur que j’avais. Je vais cuire une betterave en croûte de sel, je vais fumer une pomme de terre ou un céleri, je vais flamber un oignon. Et puis le jour est venu où il faut y aller, il faut changer la carte, et donc on fait la place belle aux légumes. »
Ses potagers…
« Depuis, j’ai acheté un 1er jardin, un 2ème jardin, un verger et donc aujourd’hui on est totalement autonome sur toute cette cuisine légumière, on n’achète plus rien, tout vient de chez nous. 11 hectares, une brigade de 11 jardiniers et nous devrions dépasser les tonnes pour 2018. 30 tonnes pour l’Arpège et 20 tonnes pour le Panier. On fait des paniers pour le particulier parce que dans l’absolu, je veux partager ce que je vis. »
Et leur saisonnalité.
« Pourquoi je veux le partager ? Parce que je pense qu’aujourd’hui il y a une confusion dans la tête du consommateur qui est préoccupante. Le consommateur a perdu toute notion de saisonnalité. Parce qu’aujourd’hui sur le marché, vous trouvez tout, toute l’année. Il n’y a plus de rendez-vous. Une saison est un rendez-vous. Une tomate est un rendez-vous en juillet. Une asperge est un rendez-vous en avril. Mes grands-parents avaient un jardin et on ne mangeait pas de tomates avant début juillet ! C’était une fête ! Et ça, ça n’existe plus. Et c’est ce qui aujourd’hui me préoccupe, c’est qu’on s’alimente toute l’année avec une tomate, un concombre, un melon,…Non ! La nature a écrit des choses fabuleuses, la nature a écrit une poésie merveilleuse où justement il y a ces rendez-vous. Il faut remettre tout ça en place, parce que l’on parle de santé aussi. Dans un jardin, chaque chose à un rôle, chaque légume a une mission. Quel est le rôle d’une tomate ? De nous désaltérer en été, quand il fait 30 degrés, pas en janvier quand il fait -10. On se désaltère en été, on se réchauffe en hiver, avec une cuisine chaude, avec un céleri-rave, un panais, un rutabaga, un topinambour, du raifort, des salsifis. Il y a toute cette notion où le racinaire nous permet de faire une bonne soupe, un plat chaud. Et j’aime cette notion que si la nature a créé des saisons, c’est pour éviter la routine.
Ça veut dire que pour un cuisinier, je n’ai pas la même main au printemps qu’en automne, en été qu’en hiver. J’aime cette notion qu’il faut accepter qu’une tomate disparaisse. Il faut accepter qu’un céleri disparaisse. Il faut accepter que les produits disparaissent, mais il y a autre chose ! Là on est en pleine rupture, ça y est ! On a eu nos dernières tomates, nos derniers concombres, les derniers poivrons, les dernières aubergines, les dernières courgettes. On aura plaisir l’année prochaine à les retrouver ! C’est ça qui est intéressant. Cette notion… LE rendez-vous ! »
Une histoire et un avenir
« Il y a quelque chose aussi qui est très important, ce sont les enfants ! Comment voulez-vous qu’un gamin ait des repères si on est sur un marché en plein hiver et que vous lui mettez sous les yeux des fraises. Non, il faut lui mettre la vérité sous les yeux. Dans un jardin en janvier, on est dans le racinaire : un bon poireau. Cette notion, toujours, de rendez-vous. Pour les gamins c’est important. Si t’as la même main toute l’année, automatiquement il y a de la lassitude qui s’installe. Alors que là tous les 3 mois : nouveau cahier de cuisine ! On a la chance d’être dans un continent, dans un pays où il y a des saisons, des vraies saisons. C’est un trésor ! C’est un trésor d’avoir des saisons ! Je vois mes jardins là (ndlr : les photos du jardin d’Alain Passard étaient diffusées sur un écran), c’est fabuleux. On valorise en plus de ça, au-delà d’avoir créé des emplois, un métier qui avait disparu : le jardinier ! Il n’y a plus de maraichage. Je n’ai rien contre ces marchands de légumes qui sont sur les marchés, mais ils n’ont pas d’histoire à raconter, puisque ce sont des produits qui viennent du Maroc, de l’Espagne, de la Hollande, ce sont des produits qui sont hors sol, forcément hors saison, avec des traitements très appuyés, il n’y a plus d’histoire. Ils ne savent pas ce qu’ils vendent malheureusement. Je crois qu’il faut revenir à des choses essentielles, comme je vous disais je crois que la nature a écrit des choses fabuleuses ! Remettons ça en place, au sein de la maison, dans vos foyers, dans vos familles. Pour vos enfants, c’est important. C’est important de leur parler et de leur raconter cette belle histoire que la nature a écrite. On n’a pas tous la chance d’avoir un jardin, mais même si vous n’avez qu’un petit lopin de terre, plantez ! Plantez quelques tomates, quelques pieds de courgettes, d’aubergines, c’est important.«
Un écosystème hyper développé.
« Le plaisir que l’on a, vous pouvez pas savoir, mais les cuisiniers, quand le matin ; on est livré chaque matin, nos jardiniers cueillent tous les jours, le chauffeur vient tous les jours ; quand les produits arrivent dans la cuisine…la fête ! Et nos légumes n’ont pas de frigo, c’est cueilli chaque matin, ça sort de terre, c’est cueilli sur la branche, c’est fabuleux…Tout est 100% naturel, pas de chimie, pas de pesticide. On a un jardin qui a un écosystème hyper-développé, on a une vie animale dans notre jardin, on a des belettes, on a des hérissons, on a des rapaces, on a des reptiles, on a des batraciens. C’est eux qui régulent ! Il faut leur offrir le gîte et le couvert pour qu’ils restent dans notre jardin, c’est important. On a recréé des points d’eau pour eux, on a replanté des arbres, on a recréés des talus, des haies. Notre jardin est ceinturé de tous ces arbres, de tous ces talus quoi. Il faut retrouver tout ça. Un jardin c’est tellement beau, c’est tellement beau. Quand je vois les yeux de mes cuisiniers le matin, mais, c’est fabuleux. Vous savez, quand vous avez la 1ère asperge au printemps qui passe la porte de la cuisine, la 1ère tomate en juillet, c’est un événement ! C’est un événement pour tout le monde. On est content de retrouver le produit. Puis il y a un échange entre les cuisiniers et les jardiniers. Parfois les cuisiniers vont dans le jardin et réciproquement, les jardiniers viennent en cuisine. »
« J’aime cette notion que si la nature a créé des saisons, c’est pour éviter la routine. »
La beauté du geste.
En répondant aux questions qui lui sont posées, nous apprendrons qu’ils sont 25 en cuisine, cuisine au demeurant très petite.
« Mais moi j’aime cette notion d’atelier. On parlait des sens tout à l’heure, moi c’est mon enseignement, c’est l’enseignement que j’ai auprès de mes chefs, c’est l’enseignement des sens. Leur faire travailler leurs gestes, la main, la beauté du geste, la précision, la façon dont les choses sont posées, la façon dont les choses sont présentées, travailler les assaisonnements, l’école du feu, la flamme. Ce sont des enseignements qui sont importants pour moi. »
Le dossier de presse expliquait qu’un légume cultivé dans un jardin n’était pas le même que celui cultivé dans un autre.
« On est un peu dans la dynamique des vignerons, c’est un peu comme le Chardonnay en Bourgogne et le Chenin dans la Loire. Je veux faire du légume un grand cru ! À nous de trouver le confort du légume. »
Cela veut-il dire qu’on ne trouve pas à l’Arpège de fruits exotiques, d’agrumes, de yuzu ?
« Non non non…on travaille énormément notre bilan carbone, on évite au maximum les transports, et puis bon, on a largement ce qu’il faut dans le jardin. Mais je pense que la grande tendance de demain, je pense qu’on va revenir à des vraies valeurs, là je crois qu’on a tous envie aujourd’hui d’aller dans un restaurant et d’avoir une très belle volaille, parfaitement cuite, cuite au four avec des pommes fondantes autour, avec un vrai jus, servie dans une assiette chaude et découpée devant nous. On a envie de ces choses-là. Il y a un savoir-faire derrière chaque chose, une histoire. ».
Pousser la porte.
J’ai également posé cette question à Alain Passard :
Bibi : « En tant que passionnée de gastronomie et de cuisine, j’ai envie d’inciter mes lecteurs à pousser la porte d’un restaurant gastronomique. Aujourd’hui, si on fait abstraction du budget, c’est pas encore évident pour les gens de vivre cette expérience-là. Qu’est-ce que vous, Alain Passard, vous leur diriez pour les convaincre ? »
Alain Passard : « Je dirais qu’il faut les inviter à le faire. C’est ce que je dis toujours : vous pouvez venir chez moi, vous n’êtes pas obligé de prendre un menu ! Vous pouvez prendre un plat. Vous allez profiter à l’apéritif de mises en bouche, vous choisissez un plat, vous prenez un thé vert ou un verre de jus de pomme du jardin, vous en aurez pour moins de 100€ et vous aurez eu une très belle assiette, un cadre, un service, vous aurez découvert un endroit. C’est une expérience. Vous savez quand on aime la table, quand on aime manger, quand on aime ce moment précieux où on se régale, les gens qui aiment ça ils viennent, ils le font. »
Bibi : « Mais il faut justement les amener à découvrir ça. Parfois le cérémonial peut un peu faire peur… »
Alain Passard : « Vous savez, c’est comme la musique, ou une exposition de peinture, vous irez voir, parce que vous aimez. Et quand on aime manger, on pousse la porte d’un restaurant d’un grand chef, parce qu’on aime ça. »
Vegan or not vegan ?
Et puis le sujet vegan a atterri sur la table…
« Il y a une cuisine qui m’intéresserait vraiment, c’est le vegan quoi. Pas gustativement, mais pourquoi elle m’intéresse ? Parce que c’est une cuisine qui est très difficile ! Oui ! J’aime cette dynamique où on efface des choses, où on enlève des choses et de parvenir à faire quelque chose de délicieux. Dans le vegan on peut faire des choses fabuleuses. C’est une cuisine qui est extraordinaire. D’abord elle est très santé, et puis quelle créativité ! C’est comme si vous demandiez à un peintre d’enlever deux couleurs de sa palette ou à un musicien d’enlever deux notes sur une partition. C’est qui une cuisine qui vous fait avancer, qui vous fait énormément avancer. Peut-être qu’un jour on entendra parler d’un chef… ».
Aller plus loin.
« Il n’y a pas une tomate qui franchira la porte de ma cuisine avant début juillet !» . Je pensais que cette mémorable phrase d’Alain Passard sortait de l’épisode Chef’s Table de Netflix, mais en préparant cet article, j’ai réalisé qu’il venait en fait d’une reportage de France 2, et petits veinards, il est disponible sur Youtube !
Par contre je vous recommande également et vivement l’épisode sur Netflix qui est incroyable. Voici quelques extraits :
Alain Passard a également publié plusieurs livres, qui je n’en doute pas, raviront gastronomes et épicurien(ne)s ! Parmi ceux-ci, on m’a recommandé cette bande dessinée qu’il me tarde de découvrir :
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